INTERVIEW ... d'un entomologiste écosophe, par Jean Delacre

Portrait de Michel Tarrier

C’est la passion commune pour les insectes et plus particulièrement pour la carabologie qui a fait se croiser nos chemins. C’était bien avant l’invention du Personal Computer, d’internet et des réseaux sociaux, vers la fin des années soixante du siècle passé. C’est dire s’il y a longtemps que nous nous connaissons.

Mais c’est l’amour de la Nature, une vision commune de l’Univers par l’approche biocentriste et animiste et notre côté commun d’écorchés vifs devant les atteintes nombreuses et permanentes à la Nature qui nous ont rapprochés. Ce sont parfois aussi de petites ou grandes divergences d’opinion qui nous ont éloignés tantôt pour de longues années tantôt pour quelques mois. Il y eu des bornes qu’en effet, je me suis toujours interdit de franchir.

Libre à vous d’aller consulter Wikipédia pour en savoir plus sur ce personnage hors norme qu’est Michel Tarrier, mais vous n’y trouverez qu’une très classique et morne liste de ses travaux et actions très nombreux il est vrai, car le bougre est un boulimique de la recherche comme de l’écriture et a de la ressource. Cette compilation Wikipédienne un peu dithyrambique pas vraiment fausse, pas vraiment vraie, est sans doute telle que Michel Tarrier voudrait qu’elle passe à la postérité, mais est loin de mettre son vrai génie en valeur et omet sans doute aussi de faire transparaître ses petits et gros travers.

Ce personnage hors du commun, génial pour certains, pitre ou bouffon attitré pour d’autres a en effet toujours dangereusement louvoyé sur le fil du rasoir entre le génie avéré et la folie jamais bien loin. Du calibre des Fabre, Jeannel, Latreille ou Oberthür, Tarrier ne peut se résumer aussi simplement que ne le fait Wikipédia.

Ce qu’on peut retenir de lui qui le différencie de tous ses prédécesseurs, et c’est assez unique, c’est qu’il a passé 270 mois (plus de 800 000 jours !) sur le terrain sans le moindre financement extérieur à essayer de comprendre la vie des insectes, que sa passion a littéralement dévoré sa vie, que l’observation du saccage des biocénoses l’a motivé à devenir écologe urgentiste armé d’une colère permanente, que le meurtre des sols et du microcosme a induit chez lui une pensée et une écriture écosophique spontanée … Ses géniales intuitions, sa force de déduction, peuvent être résumées en deux mots: intelligence écosystémique.

Il nage comme un poisson dans les écosystèmes, s’y intègre complètement, en fini partie prenante. S’il recherche un papillon disparu depuis un demi-siècle, il rentre dans la peau de l’insecte, renifle les phéromones à quatre pattes dans le microcosme, cherche les plantes hôtes, évalue les besoins de l’insecte … et trouve comme personne avant lui ne l’avait jamais fait. S’il sait donc d’instinct où chercher, reste malgré tout le « quand » qui demeure une donnée difficile à appréhender, car se mettre dans la peau d’une chrysalide en dormance, est une toute autre difficulté qui semble encore hors de notre portée, nous qui avons perdu l’essentiel de notre naturalité originelle.

Laissons à la Nature une part de ses mystères. Ce scientifique autodidacte a toute sa vie toujours refusé la moindre balise, contrainte ou carcan imposés par une société de consommation qu’il rejette et voue aux enfers. Dernier des Mohicans, il peut être assimilé au dernier chasseur-cueilleur d’Europe occidentale et du Maghreb. Il ne connait pas la sécurité sociale, est libre comme le vent, n’est inféodé à personne, et s’est forgé seul contre tous. Cette indépendance d’esprit et de corps est certes sa plus grande force, mais aussi sa principale faiblesse, car comme tout homme premier, il est vulnérable, terriblement vulnérable. S’il s’est construit volontairement une vie sans filet et sans la moindre sécurité pour prix de son indépendance, il n’en est pas à l’abri pour autant des coups de certains esprits ombrageux, sans doute jaloux de sa renommée bien méritée, qui ne se privent pas de tenter par tous moyens et sans le moindre scrupule de le discréditer aux yeux de ses pairs en se servant entre-autre de cette faille de vulnérabilité.

Michel Tarrier, cet entomologiste doué, spécialiste des lépidoptères, fonctionne à l’instinct et à l’intuition comme nul autre pareil et ne se trompe que très rarement. L’éventuel séquençage ADN ne sera pour lui qu’une confirmation de ce qu’il aura préalablement très intuitivement deviné. Ce puit de science en carabologie, lépidoptérologie et étude des écosystèmes est d’ailleurs reconnu comme tel par les hautes instances du département d’entomologie du Muséum d’Histoire Naturelles de Paris où il a ses entrées.

Son franc-parler sans la moindre retenue, ses douces et féroces moqueries de l’establishment et un caractère outrancier de contradicteur invétéré lui ont cependant valu de solides inimitiés et de cruels ennemis. Généreux au fin fond de l’âme, il s’en est toujours caché comme si c’était une tare. Après l’avoir croisé et re-croisé pendant près de cinquante ans, je ne connais pas encore vraiment toutes les facettes, surtout les diaboliques, de cette personnalité aussi attachante qu’énervante. C’est vraiment un inclassable qui a d’ailleurs passé sa vie entière à brouiller des pistes pour garder son indépendance et sa tranquillité en se mettant à l’abri des importuns.

Si je vous disais que c’est mon ami, mon meilleur ami, seriez-vous surpris ? Sans doute, à mon ton mi-admiratif, mi-agacé, l’aurez-vous deviné entre les lignes, bien que tant de choses, et pas des moindres, nous séparent cependant ? Ce n’est probablement qu’une question de balises qu’il nomme: « quelques lourds détails intrinsèques de naissance », visant dit-il mon côté bourgeois, flic, juge, … et il m’en a balancé des tonnes. Moi, j’appelle plutôt cela: éducation, éthique, droiture, respect de la parole donnée. Sur ce point nous ne serons jamais sur la même longueur d’ondes car là, où en bon anar, il y voit un défaut, j’y trouve de mon côté des qualités intrinsèques qui ont plutôt tendance dans notre monde déboussolé à disparaître ! Je ne sais qui de nous deux a raison.

Lorsque je lui ai proposé d’inaugurer cette nouvelle rubrique d’interview de personnalités du monde naturaliste, et dans la foulée, envoyé les questions impertinentes que je lui réservais, je m’attendais à un refus, voire à une fin de non-recevoir. Sa première réaction a de suite fusé dans son style si particulier:

 

« Penseurs géminés. Comme tu as toujours été mon pire ami et donc mon meilleur ennemi, tu n’es qu’une vicariance de moi-même, et inversement. Ce sont sans doute quelques lourds détails intrinsèques de naissance qui induisent une divergence hypothéquant tout talent synonymique, avec comme l’idée qu’on aurait pu se foutre sur la gueule plus d’une fois. Notamment à la vue d’un Chevreuil. C’est ainsi que les questions posées par l’écodidacte à l’écodidacte sont si justes que les réponses sont dedans. Que mon jumeau de transit terrestre remplisse donc les cases réponses qu’il lui sera loisible de publier dans ce petit jeu mensonger des quatre vérités à effet miroir. Il en connait aussi bien que moi les contenus. »

 

Bref, il m’aura fallu user de patience et presque de chantage à l’amitié pour obtenir une réponse à chacune de mes questions.

Jidé:

Michel, qu’est ce qui t’a amené à l’entomologie dés ton plus jeune âge, et en fait, à quel âge exactement ?

 

Michel:

J'ai dû observer et ramasser mes premières Cétoines et mes premiers Carabes vers l'âge de 7 ou 8 ans, c'était dans l'immense jardin de Seine-et-Marne de mes grands-parents paternels, aux prairies florifères et au potager naturel (aujourd'hui, vous dites bio...). Très vite, je me suis retrouvé dans le bureau de Guy Colas, au Muséum de Paris, puis dans les rayons des établissements naturalistes parisiens Boubée et Deyrolle. Le tour était joué. La vocation passionnelle est comme une révélation, c'est inexplicable. On entre en zoologie comme on entre en religion, sauf que dans le premier cas on est ébloui par la beauté de la vraie vie et non illuminé par le virtuel. Dès l'âge "de raison", j'avais déjà raison !

 

Jidé:

A quoi attribues-tu ton parcours autodidacte plutôt atypique, ton « université » ayant toujours été le seul terrain, rétif sinon allergique semble-t-il à te plier aux exigences du cadre universitaire classique bien trop corseté pour toi ?

 

Michel:

Ici, la réponse est vraiment dans la question et on peut se reporter à la question première : recherche ardente de vérité concrète, pur instinct du chercheur en culotte courte, du trappeur libertaire avec refus de tout pouvoir, de tout ordre d'où qu'il vienne, et surtout détection spontanée des duplicités et des dogmes qui pavent les chemins quasi militaires de l'Université. Comment peut-on envisager de prostituer sa passion, d'être l'esclave de sa vocation en passant une vie à faire profil bas à répéter des choses plus ou moins fausses pour monter dans la hiérarchie et à mendier des budgets ? L'outil de la connaissance officiel est un appareil à détruire tout feu sacré, c'est l'art de décevoir et de décourager, de formater le cueilleur-chasseur en flic. Ce n'était pas pour moi car je comptais rester "vivant" en mon âme et conscience, et ne pas me retrouver bridé, muselé, acheté, vendu.       

 

Jidé:

Il y eu quelques « hiatus » dans tes recherches entomologiques, as-tu à certains moments « douté » du bien fondé de ton engagement envers l’entomologie ou peut-on juste y voir un accident de la vie ?

 

Michel:

"Douté" ? Non, jamais. Dérouté, oui ! Les chemin de traverse dans les fougères ne se font pas facilement, partout, absolument partout, la société dépose des bornes moralistes qui t'incitent à rejoindre les rangs. Mes laps de temps où l'on a tenté de me vider de ma mission sont effectivement de déplorables accidents de la vie qui visaient à démolir le meilleur en moi. Ici, je conseille une nouvelle écoute de "The Wall" des Pink Floyd...

 

Jidé:

Depuis une vingtaine d’années, et quelques millions de kilomètres parcourus en tous sens au Maroc à la recherche des lépidoptères oubliés et pour l’étude des écosystèmes berbériques, peux-tu nous décrire en quelques lignes ce que tu as pu constater en vingt ans comme évolution au niveau perte de biodiversité et mort des écosystèmes Marocains ?

 

Michel:

La même chose que ce que j'avais constaté en France, en Italie, en Espagne : la disparition voulue et froidement programmée du Vivant. On peut développer sur des milliers d'exemples et de pages. Du paradis à l'enfer puisque c'est à quatre pattes, le nez sur le microcosme, que j'ai vu arriver la sixième phase d'extinction massive des espèces, la première ayant la cynique anthropie comme cause. Chaque fois plus nombreux et plus nocifs sur la petite planète bleue, notre seule et unique obsession en est le pillage. Tous les discours et les mesurettes ne sont que de fourbes proclamations à base d'oxymores pour faire durer le massacre. Nous sommes au bord du gouffre et nous rigolons, nous nous mentons à nous-mêmes. Au Maroc, la donne destructive qui biffe les écosystèmes, la biodiversité et les sols est le surpâturage dont la vitesse érosive est exponentielle : plus d'une centaine de millions d'herbivores "de bouche" scalpent sans répit le mince substrat végétal d'un biome semi-aride pour l'essentiel, y compris dans les figures de protection puisque là-bas, le droit d'usage est inaliénable. Tout ce qu'on a trouvé comme parade, c'est un semblant de reboisements qui ne dure que le temps de l'effet d'annonce puisque dès les années qui suivent le périmètre devant protéger les semis et la régénération du site est livré à la dent des ovins, des caprins et des camelins. À cela, on peut toujours ajouter la proclamation des espèces en déclin sur des listes rouges et de toutes les couleurs. Bénéficiant d'un jeu exceptionnel de bio-climats, le Maroc était le plus remarquable vivier méditerranéen de biodiversité. À vivre ce drame au jour le jour, je suis devenu un végétalien indécrottable. Il y avait de quoi si l'on est un tant soit peu conséquent avec soi-même.

 

Jidé:

Est-ce cette dramatique perte de biodiversité et ce saccage des écosystèmes du Nord de l’Afrique (et pas que là) qui t’a conduit à devenir « Lanceur d’alertes » quasi sans retenues avec cette frénésie d’écriture sur le thème de l’éco-philosophie ?

 

Michel:

C'est clair ! Mais sans y croire au niveau de la communication, sachant qu'Homo sapiens demens (dans sa version economicus) ne changera pas et qu'il disparaitra, victime de son propre écocide. L'éclosion de l'écosophe en moi ne fut qu'une réaction, comme on fait "aïe !" quand on vous marche sur les pieds. Une dizaine de livres sur le thème, en exhortant notamment à la dénatalité, seul facteur pour réduire les affres de cette sale espèce invasive qu'est devenue la nôtre, disons depuis les années 1960 où nous n'étions que 3 milliards de terriens ; des milliers d'articles la plupart en ligne ; et maintenant un repli quotidien sur Facebook n'ont été et ne sont que temps perdu. Mais c'est un peu comme si j'ouvrais ma fenêtre pour pousser chaque fois une gueulante de principe : "C'est pas fini, merde !". Selon mon médecin, écrire, hurler peut contribuer à ralentir ma propre métastase... Mourir n'est rien, mais devenir grabataire est un naufrage. Je pensé souvent au suicide pour surprendre ma mort, ainsi que l'avait fait mon père quand j'étais adolescent. Ce qui m'avait d'ailleurs donné des ailes.

 

Jidé::

Tu as toujours été « très dur » avec tes amis, qui doivent avoir un caractère drôlement bien trempé pour résister à tes coups de boutoir et tes quolibets. Cependant, même si quelques uns d’entre eux te vouent maintenant une haine féroce, tu restes toujours pour bon nombre une figure d’exception. Comment expliques tu cette haine/admiration qui t’a toujours poursuivi tout le long de ton parcours ?

 

Michel:

Je me détourne de ce type de question car pathos et ego ne m'intéressent pas plus que les bonnes manières, les conventions, le protocole. Je suis misanthrope et j'emmerde mes semblables que je déteste tout autant que je me hais. Les vérités, la sincérité, la confiance seules m'importent. En ce troisième millénaire (qui n'aura qu'un siècle), nous n'avons plus le temps d'être polis. Quant à l'amour : je n'aime pas que l'on m'aime, c'est un empêcheur de respirer en rond.

 

Jidé:

Vois-tu un avenir pour notre planète autre que ce que tu décris avec tant de conviction dans tes livres qui sont tout sauf réjouissants ?

 

Michel:

Aucun autre avenir qu'une vie qui va devenir de plus en plus invivable, si bien que j'estime que tous les nouveaux parents sont des salauds qui mettent au monde un otage. Il faut instituer le droit de ne pas naitre en se posant cette question novatrice : existe-t-il une vie vivable pour l'enfant après l'accouchement ?

 

Jidé:

Je sais pour t’avoir suivi si longtemps que tu as encore et toujours un potentiel énorme d’admiration pour l’inventivité de la vie, et que ta « rage » d’écrire pour dénoncer les incohérences de notre système productiviste et ravageur te vient du constat alarmant de l’état désespérant de notre petite planète bleue. Es-tu d’accord avec ce constat ?

 

Michel:

L'énergie du désespoir est mon jardin secret.

 

Jidé:

Ta fille Daisy a créé une ONG environnementale nommée « Envol vert », en tires-tu une fierté particulière ? Elle semble beaucoup moins pessimiste que toi, à quoi attribues-tu cette différence de caractère ?

 

Michel:

Elle est heureuse dans ce qu'elle fait et elle y croit de toute son âme. Moi pas car je m'inscris en faux contre les marchands de faux-espoirs que sont les Hulot et autres WWF *, appareils bien trop consanguins au système qu’ils entendent dénoncer...

 

Jidé:

Pour terminer sur un tout autre sujet qui me tient personnellement à coeur et pour illustrer nos visions biocentriste-animiste partagées, que sont pour toi les Grands Singes, Bonobos, Chimpanzés, Gorilles et Orang-outangs ?

 

Michel:

Il s'agit de nos frères. Comme Homo sapiens modernicus a détruit toutes les nations humaines premières, après les avoir humiliés, incarcérés dans nos effroyables zoos nous sommes en train d'anéantir d'autres humains que sont Homo (Pan) paniscus, Homo (Pan) troglodytes, Homo (Gorilla) gorilla et beringei, Homo (Pongo) pygmaeus. Nous ne savons rien faire d'autre qu'anéantir ; la seule et unique invention de la négative intelligence de l'animal humain se nomme : la douleur.

Homo sapiens est une ordure.

 

« Quand l’homme ne tue pas l’homme, il tue ce qu’il peut, c’est-à-dire ce qui l’entoure. Il sort de son cadre, veut prendre la place des forêts et des animaux, souille les rivières, pollue l’air, se multiplie sans raison, se bâtit un enfer et s’étonne ensuite naïvement de n’y pouvoir vivre. » René Fallet.

 

*Michel Tarrier n’a jamais craint d’assumer la responsabilité de ses prises de positions très personnelles parfois virulentes et radicales.

 

Source : http://www.jdelacre.be/Interview-Tarrier.pdf